Impressions d’Avant-dinner

Source : Texte écrit par Frédéric Bastien en 1998. Repris dans son livre « Tambours »

Une rue sombre, encadrée de deux rangées de maisons parfaitement alignées, doublées de voitures en stationnement. Dans la nuit calme, d’une porte largement ouverte surgit la lumière qui éclabousse le trottoir. Un léger murmure s’en échappe, mêlé de quelques bruits métalliques et résonnants.

Dès l’entrée, l’accueil est sobre, mais franc, empreint d’une grande retenue. En retrait, le premier Gille… les premières embrassades. A l’intérieur, deux, trois … sept Gilles dont le dernier assis termine d’être habillé. Pas de paroles, rien que des chuchotements, mêmes les apertintailles rutilants semblent se retenir. Les bruits secs du bois des sabots sur le pavement paraissent eux aussi assourdis.

Dimanche Gras © Kim Foucart

Visages recueillis, presqu’angéliques, l’instant n’est pas grave, il est magique. Premiers échanges de regards, début d’une complicité entre les rois d’un jour et leurs suiveurs. Les minutes s’écoulent, le temps n’a plus d’importance, premier coup de bâton sur le tambour d’Armand, la peau doit être un peu tendue, encore… La maison paraît très vite trop petite pour contenir les gens, le couloir trop étroit pour laisser le passage à la caisse de Robert. Les discussions sont rares, les bruits toujours aussi étouffés, perturbés par quelques bouchons de champagne que l’on libère de leurs bouteilles. Les petits verres-gobelets sont passés de main en main, le dernier Gille est prêt, le rythme subitement s’accélère.

Subitement, mais toujours avec autant de douceur.

Signe de la tête d’Armand à Robert, les premiers ra, les premiers fla du mardi gras et tout d’un coup, la fête. Le pas cadencé, la frappe du tambour et de la caisse en totale harmonie. Les premières notes aigrelettes de l’Aubade Matinale envoient comme une décharge électrique à chacun. Toujours contenue, mais perceptible dans les visages de plus en plus lumineux.

Ce ne sont plus les lustres qui éclairent, mais le blanc des collerettes et des barrettes, le doré des sonnailles, les couleurs éclatantes de la blouse et du pantalon.

Tout s’arrête, tout redevient comme avant, mais les yeux légèrement embués expliquent la joie intérieure, décrivent à eux seuls ce moment intense, peut-être le plus beau dans cette journée qui en sera tellement chargé. Les verres se remplissent à nouveau, les bulles du champagne semblent elles aussi heureuses d’être là. En explosant dans les bouches, elles apporteront leur lot de sensations.

Tambour ! Cette fois, le pas est plus franc, moins retenu, le visage se décontracte, les regards se croisent plutôt que d’atterrir dans le vague des pensées profondes.

L’aubade matinale, à nouveau, suivie du premier Avant Dinner de la journée.

Un tambour, une caisse: la base, le point de départ de tout.

Dehors la nuit appelle, le pavé attend. Un mouvement général déverse sur le trottoir Gilles, famille, amis de toujours ou d’un jour. Pierrot lourdement chargé de la caisse se place au beau milieu de la rue, rejoint par Robert, précédé par Armand. Le trio s’exprime en plein air pour la première fois, ce mardi. La frappe de bâtons et de mailloche résonne dans la nuit, la déchire, l’éclate et appelle à la danse. Tout le groupe prend le rythme. Gilles devant, suiveurs derrière le trio de musiciens. La deuxième maison attend, là-bas sur la droite. La bruine est de la fête aussi. Elle est prise comme une douchette bienveillante, et même rafraîchissante. La journée s’annonce très longue, la température est plutôt élevée, même un peu lourde. Les sabots font entendre un son moins claquant que d’ordinaire. Le sol humide en est la cause.

La rue suivante est plus étroite, légèremnt courbe, bordée de quelques arbres. Une première tenture s’écarte, un enfant regarde les yeux pleins de sommeil ce défilé qu’il connaît si bien, qu’il attend depuis un an. A nouveau la clarté dégagée d’une habitation désigne l’étape suivante. La porte s’ouvre, un Gille, un bras de Gille plutôt sort pour sentir s’il pleut. La main se tourne en espérant ne recevoir aucune goutte. Ce ne sont que quelques gouttelettes de cette bruine, toujours de la fête ce 24 février 1998, à Binche.

Mardi Gras © Kim Foucart

L’Avant-Dinner fait place au seul tambour, rejoint par l’attaque de la caisse, suivi des notes de la flûte. Le hall d’entrée de la maison est très long, presqu’interminable. Tout le groupe s’engouffre vers la pièce du fond où attendent de nouveaux verres de champagne, tendus par les habitants du lieux en signe de bienvenue, de salut aussi. Les discussions bien que chuchotées sont, cette fois plus animées. L’aubade matinale ne tarde pas à se faire entendre, suivie d’un nouvel appel de la rue, la nuit à nouveau enveloppe le groupe.

Un pont particulièrement voûté et bas annonce une belle résonance au passage de la caisse et du tambour. Les Gilles retiennent un peu la batterie, juste le temps, effectivement de goûter à cette acoustique particulière.

L’habitation suivante est juste derrière, en retrait de la rue, forçant le groupe à évoluer dans une longue entrée bordée de pelouses. La maison elle-même se distingue des autres visitées jusqu’a maintenant, tant son architecture est moderne, de nombreuses sculptures annoncent soit la présence de l’artiste, soit celle de l’amateur. Le groupe est cette fois plus compact, plus bruyant aussi. Un grand bonheur se dégage de chacun, les sourires éclatent, les regards se croisent toujours, mais plus intensément, les sourires s’échangent… les flashes de quelques photographes permettent à la pellicule d’immortaliser l’instant. L’instant d’après restera lui inscrit à tout jamais dans la mémoire de ceux qui l’on vécu.

Rejoint par son père, Léon, dont c’est le dernier carnaval, le 65ème… Armand offre une aubade matinale d’exception à l’étape suivante. Aux bâtons à peine frappés lorsque résonne la flûte, succèdent les roulements mêlés des deux tambours. Les sons s’envolent, la danse de plus en plus forte mène le groupe vers un formidable à l’unisson. Les demières secondes sont extrêmes, magiques, irréelles, les deux tambours se font face, une position inhabituelle. Le moment lui-même, est inhabituel au beau milieu de ces gestes répétés depuis des décennies et des décennies… Les derniers coups de caisse replongent le groupe, dans une nuit presque silencieuse. Armand et Léon s’embrassent en se tenant par l’épaule, séparés par leur deux tambours qui s’entrechoquent. « Fabuleux, dit le père… Invraisemblable ! » Armand voudrait bien, mais ne réussit pas à sortir un mot, même pas un son, juste un souffle, celui qu’il a retenu pendant ce morceau de quelques minutes qu’il prend le temps de ranger dans le nombre incalculable de moments fantastiques qu’il a connu avec son père… de cette vie de tamboureur dont il parle avec tant de passion. A l’intérieur, cette fois le son est plus marqué, les rires éclatent franchement… comme si chacun venait de se rendre compte qu’il ne rêvait pas. Personne ne pense à regarder sa montre, le temps est suspendu. La maison suivante nous attend déjà… Cette fois, d’autres groupes nous croisent, nous dépassent. Les ramons s’agitent en signe de salut, de société à société.

Parfois, deux Gilles s’embrassent, ce qui retient quelques instants le groupe qui continue sa progression. La bruine nous a quitté. La moiteur est restée, surtout dans les maisons. Désormais, la gare est l’objectif. La gare d’où s’échappent de grands coups de caisse. La gare vers où convergent tous les groupes qui formeront bien vite les sociétés. La gare que l’on atteint avec le jour qui se lève. A la blancheur extrême des collerettes et des barrettes dans la nuit, succèdent les couleurs chatoyantes des costumes qui éclatent dans cette journée grise. C’est beau, tellement beau qu’on a l’impression que c’est la première fois que pareil spectacle s’offre à nous, alors que… Quelques poignées de minutes plus tard, la société riche de près d’une centaine de Gilles évolue devant neuf tamboureurs et leur caisse. Plus aucune retenue cette fois, l’éclatement est total, pas encore maximal… mais on sent que le moment approche. Le moment des premiers roulements endiablés, proche de l’emballement du cheval arrive, on le sent. Il éclatera devant la gare, au sommet des escaliers sur lesquels, rare privilège des jubilaires sera prise la photo souvenir « Société des Indépendants 1923-1998 ».

La gare représente un tournant dans la journée du mardi gras. C’est à la fois l’instant de la composition de la société et celui du début de la descente vers le Centre, vers l’Hôtel de Ville, qui paraît encore bien loin. Entre les deux, une halte au Collège, d’abord… enivrante. La verrière qui habille l’entrée donne à la batterie un son tout autre, renvoie les roulements, fait exploser la caisse, plonge la société dans un bonheur extrême. Premier temps très fort des premiers instants, tous réunis dans la société. Premier moment d’émotion très forte, aussi… Le temps du carnaval est aussi celui du souvenir, de la mémoire, du passé…

Cette fois, la foule est présente. L’intimité du petit matin a fait place à l’agitation de la foule, déjà abondante. Du Centre ville, résonnent les batteries, les sociétés qui déambulent, les cris de joie. Le tout mêlé aux décibels des sonos de bistrots.

Le masque rend cette fois tous les Gilles identiques. Mystérieux, énigmatiques, que se passe-t-il derrière les petites lunettes vertes ? Où se perd le regard, vers où vont les pensées, les réflexions ?

Les dernières dizaines de mètres avant la Grand Place se font dans l’exaltation la plus complète. Entouré par la foule qui se déchaîne, la société progresse, aboutit au milieu, forme le rondeau, avant de s’engouffrer sous les arcades de l’Hôtel de Ville. A l’intérieur, les murs épais offrent une nouvelle résonance particulière. Plus sèche, plus brutale que sous la verrière du Collège. De plus, les apertintailles secoués par la fièvre de la danse, les sabots claqués sur la pierre bleue emplissent ce lieu hautement symbolique d’une musique rituelle explosive. Les coeurs explosent, eux aussi. Des coeurs emplis de cette ferveur, de cet amour du carnaval.

Les médailles distribuées, le discours maïoral prononcé, la société est déjà, à nouveau sur la place pour une ultime avancée vers le lieu de dislocation à gauche de la grand Place, dans le dernier café avant la statue du Gille qui se dresse fièrement et veille du fond de la place. Les derniers avant-dinner de la matinée, les derniers roulements exécutés à tour de rôle par les tamboureurs, les derniers échanges de regards, de sourire, d’explosion de joie, les dernières danses.

Pour Léon, le dernier avant-dinner de sa carrière de tamboureur, Armand le sait. Les ordres fusent, les bâtons se déchaînent, les visages des tamboureurs sont rougis par l’effort. La tête légèrement inclinée, le regard droit devant ou perdu dans le vague… une fois de plus l’explosion est totale, énorme, considérable… Peut-être encore plus totale, encore plus énorme, encore plus considérable… Chaque Gille l’a compris, chaque suiveur se rend compte aussi qu’il se passe quelque chose… que tous, sont les témoins privilégiés d’un événement…

Brusquement comme toujours, l’avant-dinner s’achève net, sec, scandé par la caisse, figeant tout le monde durant un court instant, ramenant le pas de danse au pas tout court. Les sensations à ce moment ne se traduisent que par des sourires énormes, des embrassades sonnantes et des yeux exprimant à eux seuls tout le bonheur ressenti. Bon sang, ce que c’était beau… Que de chemins parcourus depuis 05h00, que de sensations ressenties, que de moments forts vécus en près de sept heures.

Il est désormais temps d’aller… « dinner ».